Accuser le coup

Huit

Vendredi 6 décembre

Ce matin je me suis juste réveillée avec un mal de tête épouvantable. Je suppose que mon cerveau – à l’insu de mon plein gré  - a continué à échafauder les plans les plus insensés pour trouver une suite acceptable, en vain.

J’ai ensuite passé la moitié de la journée en voiture, pour aller d’un bout à l’autre de la ville et en revenir. Vendredi, début de mois les salaires sont tombés, on approche de Noël, en plus il pleut, des embouteillages à n’en plus finir. Démarches administratives enclenchées. Médecine du travail, hôpital, psychologue, caisse d’assurance maladie, mutuelle. Dieu que je hais ces démarches déjà en temps ordinaire.

Et bien sûr rien n’avance comme il le faudrait, je n’arrive pas à comprendre pourquoi il manque toujours un papier pour compléter un dossier. C’est à devenir dingue.

Quant au médecin conseil qui doit signer mon protocole –pour une prise en charge rapide – il n’est pas disponible aujourd’hui, il est en réunion … au Novotel, me précise la secrétaire. Je pourrais en rire, si je ne me disais pas  que pendant que ce médecin arrose avec ses collègues un congrès quelconque mes cellules folles en profitent pour se multiplier encore un peu plus.

Je finis la journée exténuée et pour la plupart des dossiers je dois maintenant attendre lundi et recommencer. Encore un week-end. Encore une pause. S’il vous plait mes cellules pouvez-vous aussi respecter la trêve du week-end ?

Ce soir une copine pend la crémaillère dans son nouvel appartement, la soirée est prévue depuis deux ou trois semaines. Mon homme veut annuler. Mais pourquoi ? Ma maladie ne se voit pas encore et je ne vois pas l’intérêt de rester à me morfondre à la maison, je préfère vivre  encore un peu comme si rien ne se passait. D’ailleurs je n’en parlerai même  pas. Pas pour le moment. Et pas ce soir.

Les discussions roulent. Le planteur maison aidant l’humeur est joyeuse. Les projets de balades, d’activités et de sorties fusent.

Ce week-end, une marche dans la forêt, oui, pourquoi pas ! Jusque-là je peux encore prévoir.

 Les fêtes, non on ne sera pas là, on les passe en France en famille cette année, on ne l’a pas fait depuis longtemps, quand on habitait Tahiti cela faisait trop loin. Il n’est pas sûr que je ne les gâche pas complètement d’ailleurs les fêtes, mais au moins on sera réunis.

Une balade en 4x4 à la saison des pluies en janvier, oh oui, chouette !  Le terrain sera bien gras, frissons en perspective. Ah mince, je m’emballe, je m’emballe, mais ce sera sans moi, je ne serai plus là.

Notre projet de carnaval à Rio ? Oh, pour le moment on n’a rien concrétisé, oui je sais tout risque d’être complet … le carnaval cette année j’ai bien peur qu’il doive se passer entre deux chimios et pas à Rio même si ça rime, bon je pourrai toujours mettre une perruque de couleur mais danser la samba, je ne sais pas si j’en aurai la force et puis le costume brésilien avec un seul sein ça ferait désordre …

J’ai une étrange sensation de dédoublement, une moi qui est là comme si de rien n’était, une autre qui tout au fond d’elle-même sait pertinemment  que rien de tout ça ne sera. Je m’attends à voir mon nez pousser à toute allure ! Mais que puis-je faire d’autre ? Oh, vous savez moi avec mon cancer on sera … je ne sais même pas où à vrai dire, et je serais encore obligée de mentir … et on aura vraisemblablement autre chose à faire … alors tous ces projets sont le cadet de mes soucis … non décidemment cela plomberait l’ambiance.

On a passé une bonne soirée, mais je me couche avec le cœur serré.